Yves Mettler parle avec Jean-Luc Moulène de son travail "Les filles d'Amsterdam" publié comme poster dans le numéro 29, Spiegel, septembre 2016.

Nous avons discuté de ton travail au sein de la rédaction, comme cela arrive souvent avec la représentation de corps nus. La dernière fois, c’était avec la contribution d’Ebecho Muslimova (Hallo, n° 27, 2016) qui a créé un personnage féminin qu’on voit dans différentes situations avec l'anus et la vulve ouverte. Comme c’était une sorte d’auto-portrait et qu'il y avait beaucoup humour, cela n'a posé aucun problème. En 2007, au cours de la production de Gringo (n° 13, 2007), une série de dessins de Michael Kirkham montrant une main gantée masculine touchant un sexe féminin a provoqué une grande discussion, et la rédaction a failli se dissoudre sur cette affaire. Nous l’avons publiée pour finir. Et c’est devenu notre politique de publier ce que nous proposent les artistes que nous invitons. Car ils ou elles ont travaillé. Il est de notre responsabilité de montrer et de prendre soin de ce que les invités nous proposent et de travailler avec eux en amont.

JLM: Cela me semble être une bonne chose. C’est juste, c’est du travail. Mais la question qui se pose immédiatement est: est-ce un travail aliéné ou non? Est-ce un projet personnel, auto-déterminé, ou une œuvre commanditée? Je tends à généraliser la question de la prostitution. On peut étendre le concept de la prostitution, parce que « pórnê» c’est « prostituer ». Si tu étends la prostitution à l’ensemble du travail aliéné, tu trouves en fin de compte dans la pornographie un espace d’expérimentation. Qu’est-ce que tu apportes dans un travail? Quelle lutte pour la liberté engages-tu dans un travail? Parce qu’il n’y pas de liberté garantie ou acquise. Et toute tentative est acceptable comme expérience.

Mais chaque expérience exige une réflexion quand elle touche une limite. Alors d’une part nous ne voulons pas d'emblée dire: nous ne publions pas de nus. Cela ne nous intéresse pas. Mais d’autre part nous voulons mieux comprendre ta proposition, et à cette occasion discuter notre désarroi devant la publication de nus et plus précisément de nus féminins. Quand tu nous envoies ta proposition, c’est le choc dans la rédaction et la première référence qui apparaît c’est la centerfold de Playboy.

JLM: J’ai fait des fanzines dans les années 80, donc je projette ici une certaine forme. Parce que les fanzines ne sont pas seulement des informations mais aussi une forme. Et les journalistes devraient mieux comprendre cela… Alors je pensais: le centerfold est un format qui a eu du succès et s’est historiquement inscrit, et puis c’est aussi une sorte de double image: il y a la tête d'un côté et de l’autre, le sexe. Le pli qui coupe le corps matérialise de manière concrète la coupe présente dans l'histoire de la représentation du corps, entre la tête et le sexe. Et j’ai trouvé intéressant de matérialiser cette partition. Parce que paradoxalement, tout ce travail réside dans l'assemblage de deux traditions, celle d’Alphonse Bertillon et celle d'Auguste Belloc, et leur histoire depuis la naissance de la photographie. Belloc, dont toutes les plaques photographiques avaient été saisies par la police, se trouve aujourd’hui au musée d'Orsay. Et puis Bertillon qui instaure avec le Bertillonage des concepts, des outils sociétaux massifs: il faut être identifiable.
Il me paraît intéressant de combiner ces deux champs de représentation historiquement distincts. Le simple fait que les femmes soient toutes représentées en entier dans l’image, qu'on puisse en suivre tout le contour, amène au moins la question de ce qui nous est arrivé par cette coupure entre tête et sexe. Et quelles en sont les conséquences.
Ce qui arrive avec l'invention de la photographie au 19ème siècle, arrive avec chaque nouveau média. Chaque fois qu'un médium est inventé, le premier test est toujours pornographique. Ainsi, on peut dire: la pornographie a toujours soutenu l'innovation !

Tu as parlé du temps qui passe, les images qui sont saisies par la police et deviennent patrimoine culturel. La Playboy Centerfold, c’est vraiment 80s. Et tu nous proposes cela en 2016, quand 25% des recherches sur internet concernent du porno et des hackers diffusent sans arrêt des images de nus volés. Est-ce que tu proposes une sorte d'anachronisme?

JLM: Je ne pense pas l'histoire comme ça. D’une part je tente de répondre à la question: comment puis-je saisir l'histoire ? Comment puis-je l’écrire? Parler des années 80, 90 ou 2000, c’est comprendre l’histoire comme un produit: l’histoire est découpée et formatée en décennies. Non, pour moi cela fonctionne à la fois pour le 19ème, le 20ème et aujourd'hui où ces saletés d'identité et de pornographie ont pris le poids qu'on leur connaît. D’autre part, c’est une série que j’ai faite en 2005, mais avec laquelle mentalement je travaille depuis quarante ans. Mais j’étais intellectuellement et humainement incapable de la réaliser. Donc, il y a aussi la nature de mon temps, dans le sens d'être en mesure de le faire, d’une maturation.

Peux-tu nous dire concrètement, comment le travail a été exposé la première fois?

JLM: Les 13 photographies ont été montrées au Jeu de Paume dans la grande salle centrale en 2005. Elles ont toutes été développées grandeur nature. La distance entre les yeux est de 6 centimètres, et c’est des cibachromes tirés à la main. Ils ont été répartis sur les quatre parois de la salle, avec des cadres de bois sombre.
La dimension physique était forte. Je me souviens très bien lorsque nous avons développé les images. C’était un dimanche pour qu’il n’y ait personne d’autre dans le laboratoire, aucun employé. Et Choï, mon tireur, m'a dit: «Eh bien, d'abord on va les cadavériser, puis leur redonner un peu de vie ». Qu'est-ce que cela signifie? D'abord, nous enlevons tous les rouges et puis progressivement nous reconstruisons les carnations par rapport à l'espace et non en terme d'une représentation fidèle de l'apparence physique. Donc, selon la façon dont la figure avance ou recule. Le tirage est fait en sorte qu'il maintienne la distance et simultanément toise le public. Il est d'abord fait pour te défier physiquement. Et parce que les figures sont grandeur nature, il y a dans le regard un triple mouvement. Le premier est presque réflexe, un clignement vertical de bas en haut, où le regard est presque tenté de séparer à nouveau tête et sexe. Puis vient le mouvement plus lent reconnaissant les contours de la figure. Le troisième est le passage d’un mouvement à l’autre. Alors dans des questions telles que: « pourquoi est-ce que ce sont des femmes et pas des hommes? », se reflète dans la question précisément le précipité de cette histoire de regards et le conflit culturel construit provoqué par la scission des têtes et des sexes. J'ai d’ailleurs toujours compris ce travail comme une œuvre très féministe. Et d'ailleurs, plutôt pédagogique.

Dans quel sens?

JLM: Dans le sens que ce que tu vois dans les cours d'école aujourd'hui est beaucoup moins descriptif et en même temps beaucoup moins tendre. J'ai essayé ce qu'on appelle une description, mais j'ai aussi essayé ce qu'on appelle un visage. Donc, un moment du don de la personne qui est l'image.

Ceci est quelque chose qui nous a tous impressionné. A première vue, c’est une galerie et puis, même dans un petit format – nous n’avons pas les images grandeur nature ici – les visages de ces femmes nous retiennent. Il y a une sorte d'intimité, mais pas de cajolerie ou de séduction. Il y a de la sympathie, nous ne saurions le dire autrement.

JLM: C’est le mot juste. Parce que sympathie signifie « souffrir avec ». Et c’est ce je cherchais. Je leur ai demandé, en terme de regard, de ne pas regarder à travers l’optique, j’avais l’équivalent d’un 50mm, mais de regarder à deux tiers de la distance entre elles et l'objectif. Pourquoi? Pour obtenir un cliché où leur regard tombe en avant. Elles regardent devant le spectateur. Or ce qui est là en face de lui, c’est une surface. Alors, quand il se déplace, les yeux de la femme vont suivre. Pour le vieux truc du regard qui te suit, il y a une solution technique. Dans les images grandeur nature, elles te « surveillent ». Mais elles ne surveillent pas plus que tu ne projettes sur elles ton fond d’arbitraire, d’idéologie et de culture.

Elles coupent court au jugement.

JLM: Elles s’affirment dans un autre flux de l'histoire que celui de l'information. Elles ne se donnent pas comme élément d'information. Au contraire, elles se présentent comme des formes donnant à penser, et donc beaucoup plus connectées avec la tradition de la poésie, de l'art ou du don.

C’est quand même un homme arrangeant le corps nu d’une femme comme un paquet de cornflakes pour une photo. Il y a eu un moment où nous avons pensé, non, cela ne va pas, nous devons te demander une autre proposition. Nous avons parlé de «matériel humain».

JLM: Vous ne connaissez pas le sous-titre de cette série. C’est « Travailleuses avec leur outil de travail ». Cela pour répondre à la question du matériel. Si tu questionnes ces femmes, beaucoup disent qu’il y a une coupure. Quand elles travaillent, ce n'est pas leur corps. Il n’est pas la représentation d'elles-mêmes, ce qui les constitue. Il y a dans ces images une projection qui est suspendue.

Mais est-ce que cela ne reste pas une normalisation de la soumission?

JLM: En vérité, il n'y a pas de nu sans soumission. A priori, le modèle est toujours soumis. J’emprunte à Paul Armand Gette cette idée de la « liberté du modèle ». J’ai remarqué que, souvent, la bonne image photographique arrive, quand tout est rassemblé pour faire tableau, au moment de la rupture de cette structure ou de l'organisation de l’image, et arrive comme un événement. Et très souvent cet événement est produit par le modèle en rompant la pose, la soumission précisément.

Est-ce que les femmes dans la série "Les filles d'Amsterdam" sont des prostituées assises dans des vitrines, des actrices, ou les deux à la fois?

JLM: Ok, il faut que j’explique le protocole du casting pour mettre au clair la question de la sélection du modèle. Après avoir vu ma série sur la Palestine et les grèves, un curateur de De Appel, Amiel Grumberg, m'a demandé si je voulais faire quelque chose sur les drogues à Amsterdam. Je lui ai répondu que des Psychedelias format timbre-poste dans des sachets de haschich ne m’inspiraient pas vraiment. Plus tard, je suis revenu vers lui en lui disant que je pourrais peut-être réaliser ce projet des « Filles d’Amsterdam ».
Amiel est partant et organise ce dont j’ai besoin. Il a trouvé un studio en lumière naturelle et une agence de modèles qui représente des actrices porno. Par l’entremise d’Amiel je demande à l’agence de sélectionner et de m’envoyer quinze femmes qui font des films, mais se prostituent également dans la rue. Mais sans que les femmes ne connaissent ces critères. L'aspect réel de leur vie et de leurs pratiques a donc été traité en amont. A partir de là j’ai mis un point d’honneur à photographier toutes celles qui viendraient.
Il y en a une avec un maquillage bleu et des bas noirs, avec un regard intense, un regard de sorcière. Elle a une cicatrice qui a été mal recousue, de trois centimètres d'épaisseur, barrant le ventre jusqu’aux reins. Quand je l'ai vue nue et debout, j'ai eu presque peur. On se rassure, on se rencontre, on commence. La pose cache la cicatrice. Puis il y a eu un moment où elle s’est senti libre et m'a donné ce regard qui est un miracle.
Plus tard les gens m’ont dit, mais on voit tout, les marques des coups, les contusions sur les genoux, tout. Et j’ai dit, oui, vous pouvez voir tout ce qui est visible. Il n'y a pas eu de sélection des corps, j’ai montré tout ce que j’ai vu.

Nous pouvons établir un parallèle, parce que nous acceptons tout ce que nous donnent les artistes que nous avons invité. Nous avons donc également un protocole à suivre.

JLM: Et vous publiez les résultats de ce protocole. C’est en fait une approche scientifique. Sauf que les artistes, et c’est important, prennent les résultats de l’expérience et les reconstruisent de manière à rendre l’expérience possible pour le spectateur. Donc, dans votre cas: rendre l'expérience de votre approche accessible au lecteur.

Exactement, notre travail est de rendre lisible l'ensemble des propositions. Dans la rédaction nous nous sommes dit qu’une “Fille d’Amsterdam” seule, avec toute le passage de la photo grandeur nature accrochée à l’à-plat dans un cahier, ça va être difficile. Que c’est la série qui va rendre ces images possibles dans notre magazine.

JLM: Quand je les ai montrées pour la première fois, en 2005, j’ai posé une condition à la presse: parce que j’ai bien vu, pour les avoir traitées à l’écran, que toute reproduction les « pornographise » encore plus. Précisément parce que cela faisait disparaître beaucoup de qualités sensibles. Donc j’ai exigé qu’elles ne soient publiées qu'en pleine page et sans autre texte que le nom. Très peu l’ont fait, et cela a été une manière pour moi de limiter la diffusion par la presse de ces images.
Il faut encore que je dise quelque chose pour la publication. Choï, avec qui je tire mes images depuis trente ans, a eu il y a un an un accident cardio-vasculaire. Donc il ne tire plus. Je me suis trouvé peiné, mais aussi dans une difficulté technique. Il n’y a plus de tireur analogique. Choï était un des derniers. Je suis confronté par la technologie et l’arrêt de Choï à la question de la nouvelle forme que vont prendre ces images. J’ai décidé de faire un test. J’ai été voir un laboratoire pour scanner et optimiser cette série pour un tirage définitif numérique. Donc beaucoup plus plat, moins sensible – quoi que tu fasses, c’est la technologie qui fait ça – et surtout satiné. Les tirages à la main sont des cibachromes. Et je pense qu’en 10 ans, les conditions se sont durcies au point que je me sens à l’aise pour produire des images plus dures encore. Donc il y a une contrainte à partir de laquelle nous avons décidé de traiter les images au plus cru. L’image est plus plane autour, moins enveloppée. La matière est moins épaisse. Et donc, les fichiers que vous avez sont publiés pour la première fois. Ce sont les scans définitifs pour tout futur tirage.
Sinon je n’ai jamais mis ces images en ligne. S’il y en a, c'est parce que les gens les photographient dans les musées, souvent mal, et les mettent en ligne. Et je me suis tenu à cette position. Ce que j’ai toujours exigé, c’est qu’elles soient séparées du rapport au texte. Et quand vous posez la question de la série, vous parlez de la question de la lisibilité. Vous êtes dans un registre textuel. Le protocole, au fond, sert de notice et comme toute notice, c'est du langage. Cette notice, ce langage, transforme l’image en document. Il n’y a pas de document sans texte. Puisque c’est le texte qui fait le savoir dans notre société. Vous êtes un magazine qui réfléchit et je comprend bien que vous êtes préoccupés par la dimension textuelle, donc la relation à un corpus textuel, des ces images.
Pour moi il n’y a pas de problème à en publier une, toute seule. Elle fait son trou, point. Tu auras vu qu’elles portent toutes un nom, donc elles ont déjà une notice et une légende, qui plus est, est justement de l’ordre de l’identité. Et bien entendu, ce sont des identités fictives. Le registre documentaire auquel ces images appartiennent en fait, c’est la fiction.

C’est un travail qui a répondu à une demande après « Objets de Grève » et « Produits de Palestine ». Grèves, Palestine, prostitution, ce sont des thèmes assez lourds, non?

JLM: Alors tu vois, avec « Objets de grève », tout le monde était content. Les ouvriers, qui avaient produit des œuvres d’art qui se retrouvaient dans un musée, et les musées, qui avaient enfin de la photographie sociale mélancolique, dont tout conflit a été réduit au silence. Une série à l’opposé de mon habitude de disjoindre, sur laquelle les institutions se sont précipitées. Elles ont acheté massivement. Donc, adhésion à 100% sur de faux ou de mauvais arguments.
Avec « Produits de Palestine” » c’est 50/50. Ce n’est pas du tout lié à des goûts esthétiques ou à une position de pensée, mais à des engagements: on est dans un camp ou dans l’autre: Moulène fait la série « Produits de Palestine » et donc il est nécessairement pro-palestinien. Donc je suis pour ou contre ce travail. Une approche aussi faussée que pour « Objets de grève ».
Après, je fais les « Filles d’Amsterdam ». C’est intéressant, dans le fond avec cette série, je fais un virage, je fais un bide. Je fais un bide parce que ça touche au vrai. Dans les autres, les ambiguïtés sont telles que le spectateur peut résoudre la question et contourner le sujet. Est-ce que c’est de l’art ou de l’industrie? Est-ce que c’est de la lutte, ou bien de la trahison? Mais avec « Les filles d'Amsterdam », malgré la forme très classique, pacifiée, il y a un conflit interne au corps qui se constitue en œuvre, indéniablement. C’est l’histoire des conflits finalement, quand ils s’exposent intégralement, dans une forme qu’on connaît tous, celle de nos corps. Là il y a eu un petit hoquet, on est à 0% adhésion.

En regardant la série, nous avons d’abord vu la régularité, le protocole: la position, le fond rouge. Puis nous avons vu comment le cadre bouge autour des corps et comment cela singularise chaque image.

JLM: La série n’est pas uniformisante. Dans le protocole, j’ai des attentes d’évènement. Peu de gens le voient, mais aucune des positions n’est identique. Ce qui est identique, c’est la manière dont elles se posent sur la surface sensible: visage et sexe centrés, avec le plan de netteté oblique. Et cette façon de se présenter à la caméra va du couchée sur le dos avec les jambes en l’air à assise avec les pieds appuyés sur le support. De la même manière, l’approche n’est pas la même, de façon à loger la figure dans un rapport à l’espace qui lui est toujours propre. Ce qui est construit, c’est la figure elle-même. La netteté tête et sexe, c’est assez facile, ce qui tourne autour l’était moins. Elles sont toutes plein cadre, au sens de ce que tu cadres dans la chambre. C’est ce cadre-là qui me permet l’approche et chaque corps a besoin d’une approche particulière.

Par exemple il y en a une qui a un grand vide rouge au-dessus d’elle.

JLM: Oui. Et elle est très grande. Enfin, elle est petite dans l’image et assez en bas, il y a un grand vide rouge. Le rouge avance. Le bleu recule, le rouge avance. Donc le bleu c’est pratiquement la lumière, et le rouge c’est les fonds. Il faut trouver le moment où la lumière, le fond, la figure et le regard vont s’établir et constituer le plan. Le cadre, c’est une question d’approche. Je n’aime pas trop le mot « distance », parce qu’on ne sait pas dans quel sens on va avec la distance. Alors que l’approche, c’est assez clair. On s’approche presque mutuellement.
Quand je photographie quelqu’un, je trouve la notion d’auteur extrêmement problématique. Ce sont manifestement des photographies altérées, au sens où l’auteur en est en grande partie le modèle. C’est lui qui agit, quand même.

Oui, mais c’est toi qui mets tout le contexte en place.

JLM: Mais le contexte, c’est celui qui vient de l’histoire sociale. Dans le rapport même, dans ce qui se passe, dans l’évènement, elle est tout autant auteure. Quand je les recevait on commençait par boire un thé, un café, pour parler un peu quoi, apprendre à se connaître. Et je leur montrais entre autre un portrait de ma mère, une de mes plus belles images: ancienne, mais ou ma mère – une paysanne, hein - est aussi belle que la Joconde dans un sens. Je leur montrais ça et deux portraits d’identité que j’avais faits avec ma femme et mon ami Vincent, chacun le sien, que nous avons renouvelés pendant 6 mois à raison d’une prise de vue à la chambre par semaine: le travail est intense et se fait des deux côtés. Donc je leur montrais ça, pour leur montrer aussi la qualité visuelle que je cherchais à obtenir. Elles voyaient très clairement qu’il ne s’agissait pas du tout des films de merde dans lesquels on les engage habituellement.
Et alors au cours des prises de vues, j’ai eu – c’est des professionnelles, n’est-ce pas – j’ai eu des femmes qui sont venues m’embrasser à la fin, en me disant merci de nous avoir regardées. Et tu te retrouves à embrasser cette femme comme une copine. Comme une copine! Et justement, plus du tout de barrière. Même si certaines sont venues avec leur maquereau, ou bien les deux sœurs qui se surveillent l’une l’autre. Il y avait manifestement des drames humains en cours, bien sûr. Mais au moins pendant le temps du protocole il y avait une suspension de la réalité sociale. On était effectivement dans la fiction de leur nom, qu’elles-mêmes étaient capables de remplir et que elles-mêmes.